Le Tour du Monde en 80 jours, vous connaissez ? Mais avez-vous entendu parler du premier tour du monde en voiture ? Il y a presque 100 ans, alors que l’automobile était loin d’être aussi fiable qu’aujourd’hui, une femme décide de relever un défi un peu fou : parcourir le globe en voiture, en moins d’un an.
Cette femme, c’est Clärenore Stinnes, une allemande née en 1901 dans l’une des familles les plus riches d’Europe. Son père, Hugo Stinnes, a bâti un véritable empire industriel, composé de 3000 usines et employant jusqu’à 600 000 personnes. Il réserve tous ses samedis pour ses sept enfants, filles comme garçons. Plus tard, Clärenore devient son assistante, faisant d’elle la personne la plus au courant des affaires de l’entreprise familiale.
Quand son père décède en 1924, Clärenore perd son modèle, son confident, mais aussi son avenir. Alors qu’elle est la mieux placée pour le remplacer, sa mère l’écarte pour donner la direction du groupe à ses frères. Elle ne peut plus travailler et est encouragée à mener une vie plus respectable pour une jeune fille de son âge et de son rang social.
Privée de travail, elle doit alors trouver une nouvelle occupation. Dans ces années d’entre deux guerres, les courses automobiles sont à la mode, attirant de nombreux spectateurs. Souvent seule femme à courir contre de nombreux hommes, elle ne se laisse pourtant pas impressionner. En 1927, elle compte dix-sept victoires, faisant d’elle l’un des pilotes féminins les plus victorieux de l’époque.
Pourtant, l’adrénaline des courses ne lui suffit pas. Elle commence alors à planifier un tour du monde en automobile, un exploit encore jamais réalisé. Une vraie logistique est à préparer, la voiture est encore peu développée dans le monde, et les infrastructures sont d’autant plus rares. Il faut alors tout prévoir : essence, pièces de rechange, équipage qualifié.
Sa famille ne lui accorde aucun soutien financier, désapprouvant toutes ses activités de courses automobiles. Mais son nom lui ouvre des portes. Pour convaincre les mécènes de miser sur cette aventure, elle décide d’en faire un film. C’est ainsi qu’entre dans l’aventure le cinéaste suédois Carl-Axel Söderström.
1927, l’aventure démarre
Le 25 mai 1927, elle quitte Berlin accompagnée de Carl-Axel, des mécaniciens Hans Grunow et Viktor Heidtinger, et de son chien Lord. Pour ce périple, Clärenore conduit une Adler 6, nouveau modèle sorti de l’usine 5 jours plus tôt et encore jamais testé. Le fabricant lui prête cette voiture, y voyant un bon moyen de se faire de la publicité. Il lui met également à disposition une camionnette pour transporter le matériel (essence, pièces mécaniques, bobines de films…).
Le 16 juin, l’équipage atteint Istanbul, avant de rejoindre le Liban. Si trois hommes l’accompagnent, c’est bien elle le maître de l’expédition. Elle décide de tout, du trajet au rythme du voyage. Elle est intransigeante avec l’équipage, la voiture et elle-même. Cette ténacité est difficile à vivre pour ses employés, qui fatiguent déjà de ces nombreux kilomètres parcourus. Elle, trouvent qu’ils ne vont pas assez vite. Même le volontaire Carl-Axel écrit dans son journal à cette période : “je n’aurai jamais dû m’engager dans cette aventure”.
Le 28 août, après 10 000 kilomètres parcourus, de nombreuses pannes et des semaines de retard, voilà Moscou. Ils s’y reposent deux semaines. On leur déconseille d’aller plus à l’Est à cause de l’arrivée de l’hiver. Clärenore est consciente de cette réalité, mais préfère combattre le froid sibérien plutôt que d’abandonner. Un des mécaniciens s’arrête là, malade.
La traversée de la Russie est longue et laborieuse. La voiture passe là où aucune autre voiture n’est passée, les locaux s’effraient devant cette machine inconnue, sans chevaux pour la tirer. Clärenore raconte : “Les villageois superstitieux nous prirent pour des démons”. Ils s’embourbent souvent, la boue rentre dans le moteur, il surchauffe malgré le froid déjà présent en ce mois d’octobre.
En Novembre, ils sont immobilisés en Sibérie et le deuxième mécanicien abandonne. Le lac Baïkal qu’ils doivent traverser n’est pas encore totalement pris dans les glaces, ils sont bloqués. Ils s’occupent en filmant les populations locales. Ce n’est qu’en février qu’ils tentent la traversée. La glace se fissure, craque mais miraculeusement la voiture passe ce nouveau défi.
De grands périls
La température remonte à mesure que le sud approche. Arrivent la Mongolie et le désert de Gobi. A cette époque, c’est une zone dangereuse, pleine de pillards. Le ministre des affaires étrangères Allemand écrit à Clärenore pour la prévenir du danger. Elle propose à Carl-Axel de rentrer chez lui mais il décide de rester et de continuer avec elle.
Alors qu’ils sont poursuivis par des bandits depuis plusieurs heures, la camionnette s’accidente et prend feu, elle est alors pleine d’essence et de pellicules. Ils arrivent l’éteindre grâce à un extincteur et sauvent les pellicules, avant de réparer et de s’enfuir. Arrivés en Chine, ils prennent du temps pour visiter ce nouveaux pays. Carl-Axel et Clärenore se rapprochent, leurs rapports évoluent, ils deviennent de vrais coéquipiers et désormais se tutoient.
Fin avril 1928, presque un an après leur départ, ils arrivent enfin au Japon, marquant l’étape des 20 000 kilomètres parcourus. De là, ils embarquent dans un bateau pour l’Amérique du Sud. Ils veulent être les premiers à franchir Les Andes en voiture. La progression est laborieuse, parfois ils n’arrivent à faire que quelques mètres par jour, soulevant la voiture pour passer des rochers trop imposants. Pour se frayer un chemin, ils utilisent de la dynamite ou font appel à des locaux pour tirer la voiture. Et quand la voiture ne peut plus avancer, ils vont à pied. C’est ainsi qu’ils devront parcourir 50 kilomètres, assoiffés, épuisés, leurs chaussures déchirées, jusqu’au village de Gramadal.
“Des larmes de désespoir coulaient sur nos joues. Nous dûmes soulever l’arrière de la voiture sur des pierres d'innombrables fois. La soif nous torturait. C’était insoutenable. Nous en vînmes à boire l’eau du radiateur.” Écrit Carl-Axel dans son journal.
Ils ont frôlé la mort mais n’abandonnent toujours pas. Ils retournent chercher la voiture avec des villageois, la font remorquer avec des boeufs, poussent, tirent. Ils atteignent enfin Valparaiso, où ils embarquent dans un paquebot, direction les Etats-Unis. Enfin un peu de confort et de repos.
Le 9 mars 1929, ils débarquent à Los Angeles. Après la dureté de l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord avec ses routes asphaltées et ses infrastructures ressemble au paradis. Ils prennent alors leur temps, sillonnent le pays sans se presser. A Détroit, Henri Ford leur fait visiter son usine. Partout où ils passent, Clärenore et Carl-Axel sont accueillis en héros, multipliant les séances photos et les conférences de presse. De Chicago à Washington D.C., ils sont escortés par des policiers à moto. Avant de rejoindre l’Europe, ils sont reçus à déjeuner par le Président Hoover.
En arrivant en France, Clärenore propose à la femme de Carl-Axel de les rejoindre pour faire la dernière étape jusqu’à Berlin avec eux. C’est donc accompagnés qu’ils finissent leur périple sur le circuit de l’AVUS à Berlin. Nous sommes le 24 juin 1929, soit plus de 2 ans après le départ de l’expédition.
La vie après l’aventure
Les 47 000 kilomètres parcourus ont indéniablement rapproché Clärenore et Carl-Axel. Leur collaboration n’est pas encore tout à fait finie, ils doivent désormais monter le film de leur aventure. Ce travail leur prend dix-huit mois. Leurs chemins doivent se séparer, lui doit retourner auprès de sa femme en Suède et elle doit reprendre sa vie de riche héritière. Mais un jour, Carl-Axel reçoit une lettre de sa femme : “il est temps que tu rentres à Stockholm pour divorcer. Il vaut mieux une personne malheureuse que trois”.
Désormais libre, Carl-Axel épouse Clärenore le 20 décembre 1930. Celle-ci ne pouvant toujours pas travailler au sein de l’entreprise familiale, les deux aventuriers décident de s’installer dans une ferme du sud de la Suède. Ils y vivent jusqu’à la fin de leur jours, entourés de leurs enfants. Ils ne parlent que très peu de leur voyage, répondant rarement aux questions qu’on leur pose. Ce n’est que dans les années 80, après la mort de Carl-Axel, que Clärenore accepte de raconter son histoire dans un documentaire.
Son histoire est aujourd’hui très peu connue. Pourtant, elle demeure un exemple du pouvoir de la volonté et de la persévérance, quels que soient les obstacles à surmonter.
“Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours éprouvé un désir d’aventure. On me reprochait souvent de ne pas avoir le comportement qui convenait à une fille. Mais je m’en souciais guère. [Si on a oublié mon exploit] c’est parce que je suis une femme. Dans le monde actuel, les hommes craignent encore de nous laisser nous élever.” - Clärenore Stinnes.
Si vous voulez en savoir plus et voir les images Carl-Axel, voici un reportage réalisé par Arte.